ATLANTIQUE (ALLIANCE)

ATLANTIQUE (ALLIANCE)
ATLANTIQUE (ALLIANCE)

L’Alliance atlantique est née de l’échec des plans américains pour l’aprèsguerre. On peut dire qu’elle a été l’instrument privilégié de la politique de rechange que les États-Unis ont dû improviser pour préserver ce qui pouvait l’être du système que l’O.N.U., le F.M.I., la B.I.R.D. et le G.A.T.T. incarnaient et qui, dans leur esprit, aurait dû être étendu au monde entier. L’échec de leur projet est d’abord résulté du refus de l’U.R.S.S. d’appliquer les règles qui l’inspiraient (élections libres, ouverture commerciale, protection de l’entreprise privée) dans un glacis de sécurité qu’elle s’était constitué en Europe de l’Est et de son recours quasi systématique au veto au Conseil de sécurité de l’O.N.U. Mais il a aussi découlé de l’estimation trop optimiste que les experts américains avaient donnée du niveau de désintégration des économies et des sociétés dans ce qui constituait le vieux noyau des démocraties industrialisées, l’Europe occidentale.

Si la diplomatie américaine s’était résignée à ce que Churchill, dès 1945, avait qualifié de «rideau de fer» jeté par l’Union soviétique sur ses satellites, elle ne pouvait risquer de voir les pays qui avaient jusqu’ici échappé au contrôle de l’U.R.S.S. passer sous celui-ci. Or, à l’hiver 1946-1947, non seulement les communistes semblaient devoir remporter la guerre civile grecque, non seulement la Turquie éprouvait les pires difficultés à soutenir l’état de mobilisation permanente que les revendications soviétiques sur les Détroits lui imposaient, mais la crise économique et son corollaire, la misère, menaçaient de plonger dans le désespoir des pays comme la Grande-Bretagne et d’avoir, dans d’autres comme la France ou l’Italie où le Parti communiste jouissait d’une forte popularité, des conséquences d’une immense portée. Aussi, durant l’hiver et le printemps de 1947, les États-Unis adoptaient-ils la politique de l’«endiguement». Le 12 mars, la «doctrine Truman» proclamait leur détermination à se substituer, dans le rôle de protecteur de la Grèce et de la Turquie, aux Britanniques qui ne pouvaient plus l’assumer. Le 5 juin, à Harvard, le secrétaire d’État George Marshall annonçait un plan destiné à apporter une aide substantielle aux «vieilles nations». L’idée était de permettre aux économies ouest-européennes de se reconstituer en leur procurant les capitaux dont elles manquaient. Mais si une aide militaire était prévue pour la Grèce et la Turquie, il n’en était nullement question, dans l’esprit des dirigeants des États-Unis, pour les autres pays d’Europe occidentale. Pourtant, deux ans après, la signature du traité de l’Atlantique nord intervenue le 4 avril 1949, puis, en décembre 1950, la décision de créer une «armée atlantique intégrée» traduisaient le glissement de l’endiguement du domaine économique et financier vers le terrain stratégique.

Cette évolution provenait d’un enchaînement quasi inéluctable. Deux facteurs avaient en effet incité certains des pays ouest-européens à réclamer une aide et une garantie militaires des États-Unis. Tout d’abord, la brutalité des réactions de Staline au plan Marshall (qu’il semble avoir hésité à rejeter mais qu’il devait ensuite dénoncer comme une machine de guerre américaine contre son pays) sema l’inquiétude chez ses bénéficiaires. La formation du Kominform (5 oct. 1947) entraîna le passage brutal du Parti communiste dans l’opposition en France et en Italie: dans ces deux pays, à la fin de l’année 1947, une série de grandes grèves, qui avaient pour origine le mécontentement social, menacèrent de prendre une allure insurrectionnelle. Le «coup de Prague» (févr. 1948) acheva d’affoler les démocraties. Mais il y eut un autre motif à la volonté de certaines d’entre elles de s’assurer une garantie des États-Unis. La France, en particulier, redoutait la constitution, réclamée par Washington, d’un gouvernement ouest-allemand, de même que les réactions que cette décision provoquerait dans l’autre camp.

Aussi, dès la fin de 1947, après que la conférence de Londres eut sanctionné l’échec des négociations à quatre, la France et la Grande-Bretagne avaient-elles pris contact avec les États-Unis. À la demande de ces derniers, Français et Britanniques signaient, en mars 1948, le traité de Bruxelles avec les pays du Benelux. Peu après, Canadiens, Britanniques et Américains entamaient, à Washington, des pourparlers secrets sur un traité «de défense collective pour la zone de l’Atlantique nord». Surtout, en juin, le Sénat américain votait une résolution à laquelle son auteur, le président de la commission des Affaires étrangères, Arthur Vandenberg, donnait son nom. Elle préconisait le soutien des États-Unis aux accords «régionaux et collectifs pour la légitime défense» et leur association «selon le processus constitutionnel avec ceux de ces accords [...] fondés sur une auto-assistance et sur une aide mutuelle permanentes [...] dans la mesure où ils affectent leur sécurité nationale».

Le déclenchement du blocus de Berlin (juin 1948) hâtait l’ouverture de négociations officielles quoique encore secrètes entre les Américains, les Canadiens et les membres du Pacte de Bruxelles. À la fin de l’année, un projet de traité était prêt. Mais de nombreuses semaines et plusieurs remaniements furent nécessaires avant que l’Exécutif américain puisse y rallier définitivement le Sénat. Pendant ce temps, d’autres pays étaient invités à y adhérer. Le 4 avril 1949, le traité de l’Atlantique nord était ainsi signé par les représentants des douze premiers pays membres: outre les États-Unis, le Canada et les cinq du Pacte de Bruxelles, le Danemark, l’Islande, l’Italie, la Norvège et le Portugal figuraient parmi les signataires. La Grèce et la Turquie devaient accéder au Pacte le 18 février 1952, la république fédérale d’Allemagne le 5 mai 1955 et l’Espagne le 30 mai 1982. Dans un certain sens, l’Alliance a couvert une zone et des domaines plus larges que ceux prévus par le traité, à tel point que Henry Kissinger a pu demander, en 1973, que le Japon y soit associé. Son importance s’explique par ses origines. L’ensemble diplomatique et militaire qu’elle a constitué a joué le rôle de bouclier du système économique, monétaire et social constitué par les démocraties occidentales.

L’histoire de l’Alliance a été caractérisée par un paradoxe: alors que jamais une coalition internationale n’aura été autant couronnée de succès, elle semble avoir eu la «crise» pour mode d’existence privilégié: de la C.E.D. aux euromissiles, les querelles et controverses n’ont cessé de scander les relations interalliées. L’explication en est, entre autres, que ses difficultés ont souvent été la conséquence de ses succès. Le plus important, la victoire dans la guerre froide sur le camp opposé, portera-t-il ce paradoxe à son apogée?

1. Le traité et l’Organisation

Tous les pays occidentaux sollicités donnèrent leur adhésion au traité à la seule exception de l’Irlande et de la Suède qui préférèrent s’en tenir à leur neutralité traditionnelle; encore le gouvernement de Stockholm avait-il fait discrètement savoir à celui de Moscou qu’une remise en question de la neutralité finlandaise pourrait l’amener à réviser sa position. Aux États-Unis mêmes, l’opportunité d’un engagement en Europe en temps de paix souleva un vif débat. Cependant, treize sénateurs seulement sur quatre-vingt-seize se prononcèrent contre la ratification. On trouve le reflet de cette hésitation dans le libellé assez prudent de l’article 5 du traité qui, après avoir déclaré qu’«une attaque armée contre l’une ou plusieurs» des parties contractantes «serait considérée comme une attaque dirigée contre toutes les parties», laisse cependant chacune d’elles juge «individuellement et d’accord avec les autres parties» des actions nécessaires, «y compris l’emploi de la force armée, pour rétablir et assurer la sécurité dans la région de l’Atlantique nord».

Dans sa forme première, l’Alliance atlantique était surtout une coalition de type traditionnel. Le traité créait cependant dès le temps de paix un embryon d’organisation permanente sous la forme d’un Conseil, où chaque partie était représentée, appelé à constituer les «organismes subsidiaires nécessaires qui pourraient être notamment un comité de défense» chargé de «recommander les mesures nécessaires pour faire face à une attaque armée éventuelle, maintenir et accroître la capacité individuelle et collective» des États membres de résister à une telle attaque.

Le déclenchement de la guerre de Corée, quatorze mois après la signature du pacte atlantique, devait donner une impulsion décisive à cet effort. Il fut décidé de créer une structure politique et militaire permanente – l’Organisation du traité de l’Atlantique nord, ou O.T.A.N. (North Atlantic Treaty Organization, N.A.T.O.) – avec un secrétariat général administratif, dont la direction devait être confiée successivement à lord Ismay (Grande-Bretagne), à Paul-Henri Spaak (Belgique), à Dirk Stikker (Pays-Bas), à Manlio Brosio (Italie), à Joseph Luns (Pays-Bas), à lord Carrington (Grande-Bretagne), à Manfred Wörner (Allemagne) et à John M. Shalishkavili Jr. (États-Unis). Une pyramide de commandements militaires régionaux multinationaux était d’autre part mise sur pied, sous l’autorité de deux commandements suprêmes, l’un, uniquement naval, le Saclant (Supreme Allied Commander Atlantic), installé à Norfolk (Virginie); l’autre, concernant toutes les armes, le Saceur (Supreme Allied Commander in Europe).

Jusqu’au retrait de la France de l’organisation militaire intégrée, ce commandement suprême interarmes a été installé à Rocquencourt, dans les environs de Paris; puis il a été transféré à Casteau (Belgique). Les titulaires successifs du Saceur, tous de nationalité américaine, ont été les généraux Eisenhower, Ridgway, Gruenther, Norstad, Lemnitzer, Goodpaster, Haig, Rogers et Galvin.

À côté de ces commandements, et pour planifier la stratégie de l’Alliance, était créé un groupe permanent (standing group ) composé de représentants des états-majors américain, britannique et français. Il convient de noter que les forces atomiques stratégiques des États membres n’ont jamais été mises à la disposition des commandements O.T.A.N. et que le standing group n’a pas à connaître de leur emploi. Saceur et Saclant disposent en revanche de certaines forces atomiques tactiques (c’est-à-dire ne pouvant atteindre le territoire de l’ex-U.R.S.S.).

2. Problèmes du réarmement

Le premier problème auquel l’Alliance eut à faire face fut celui du réarmement. Ses membres redoutaient la répétition en Europe d’une guerre du type coréen. Face aux 175 divisions dont les services de renseignements créditaient alors l’U.R.S.S. et ses alliés, ils disposaient d’une douzaine de divisions tout au plus. La protection que conférait la bombe atomique américaine n’était que provisoire puisque, dès 1949, Moscou avait procédé à une première expérience atomique. Il s’agissait donc de rattraper le retard de l’Occident en armements classiques et en effectifs avant que l’U.R.S.S. eût rattrapé le sien dans le domaine nucléaire.

Un «comité de sages» (Jean Monnet, W. Averell Harriman, sir Eric Plowden) fut constitué, qui proposa à l’Alliance un réarmement qui conciliait les vues des militaires réclamant une centaine de divisions et celles des économistes; ceux-ci faisaient valoir qu’il ne servirait à rien d’atteindre ce chiffre si le résultat devait être la destruction de l’équilibre économique et social des pays intéressés. La conférence de Lisbonne, en février 1952, sur la recommandation des «sages», se fixa pour objectif cinquante divisions en 1954; elle répartit les charges de l’infrastructure à établir.

Dès cette époque, il était clair que cet objectif ne pourrait être atteint sans appel à des contingents ouest-allemands. Or non seulement les accords de Potsdam de 1945 prescrivaient la démilitarisation indéfinie de l’ancien Reich, mais les autorités les plus qualifiées avaient solennellement déclaré, au moment de la conclusion du pacte atlantique, qu’il ne saurait être question de réarmer l’ennemi d’hier. Dès l’été de 1950, ces engagements étaient oubliés et les États-Unis convainquaient leurs alliés de se prêter à la levée d’unités allemandes. Seule la France s’y opposa, quelque temps, pour finalement déposer une contre-proposition sous la forme de la Communauté européenne de défense (C.E.D.), qui aboutissait à créer une armée européenne, composée de contingents fournis par les six pays du futur Marché commun, intégrés au niveau de la division et placés sous l’autorité d’un embryon de pouvoir fédéral inspiré des institutions de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (C.E.C.A.).

Les alliés de la France se rallièrent à ce projet qui fit l’objet d’un traité signé le 27 mai 1952; mais, en France même, un large mouvement d’opinion unit contre le traité les adversaires de tout réarmement allemand à ceux d’une Europe intégrée où aurait disparu l’armée française. Les partenaires de la France au sein de la Communauté européenne ayant écarté à Bruxelles, en août 1954, une tentative de compromis présentée par Mendès France, l’Assemblée nationale rejeta, le 30, le projet de traité. Une crise s’ensuivit dans les relations entre la France et les États-Unis. Elle fut rapidement dénouée par la conclusion des accords de Paris (23 oct. 1954) qui prévoyaient l’entrée de l’Allemagne dans l’Alliance atlantique et son réarmement sous l’autorité de Saceur, étant entendu qu’elle s’engageait à ne pas fabriquer sur son sol d’armes atomiques, bactériennes ou chimiques, non plus qu’un certain nombre d’armements lourds.

Intervenant dans un climat international qui s’était fortement «dégelé» à la suite de la mort de Staline et de la conclusion des armistices de Corée et d’Indochine, ainsi que du traité d’État autrichien, le réarmement de l’Allemagne n’eut pas les effets explosifs que l’on pouvait craindre. Mais il entraîna la dénonciation des traités d’alliance conclus pendant la guerre entre l’U.R.S.S. d’une part, la France et la Grande-Bretagne de l’autre, la création d’un «pacte de Varsovie» symétrique de l’O.T.A.N. et un réarmement limité de l’Allemagne orientale. Les Soviétiques ne perdirent pas de temps pour faire savoir que la réunification de l’Allemagne était désormais impossible.

3. L’Alliance à l’épreuve de la coexistence pacifique

L’Alliance était née de la guerre froide et elle s’était dramatiquement développée dans la foulée de la guerre de Corée. Elle se retrouva un peu prise au dépourvu quand la coexistence pacifique survint. La cohésion alliée fut alors menacée par deux dangers. D’abord, l’adoption, à l’instigation des Américains, de la stratégie des «représailles massives» contribua à détourner les Européens d’efforts militaires conventionnels dont ils ne voyaient plus l’utilité: pour leur sécurité, ils s’en remirent de plus en plus à la dissuasion stratégique et aux têtes nucléaires tactiques dont étaient alors dotées les troupes américaines de l’Alliance atlantique (celle-ci comptait plus de 7 000 de ces armes au milieu des années soixante). Ensuite, le déplacement de la rivalité américano-soviétique vers le Tiers Monde allait multiplier les occasions de tensions entre les États-Unis et ceux de leurs alliés qui détenaient encore des colonies.

Pour permettre à l’Alliance de s’adapter à ces nouvelles réalités, certains estimèrent qu’il était temps de donner des prolongements concrets à l’article 2 du traité, pour en faire une véritable «communauté». Le 4 mai 1956, le Conseil atlantique décidait de nommer trois «sages» (Lester Pearson, Halvard Lange et Gaetano Martino) pour le «conseiller sur les voies et moyens d’améliorer et d’étudier la coopération de l’O.T.A.N. dans les domaines non militaires et de développer une plus grande unité à l’intérieur de la Communauté atlantique». Pourtant, il fut très vite évident que les États-Unis, qui avaient des responsabilités mondiales, dans l’océan Pacifique en particulier, n’accepteraient pas un rapport recommandant une coopération très poussée. Surtout, avant même que le texte n’ait pu être adopté, la crise de Suez devait rappeler, selon les mots de Paul-Henri Spaak, qu’il «est bien difficile d’être alliés dans un coin du monde et de s’opposer violemment dans un autre». Britanniques et Français reprochèrent aux Américains d’avoir voté, à l’O.N.U., la condamnation d’une intervention armée dont les États-Unis portaient, selon eux, indirectement la responsabilité: après tout, c’était le refus de Washington de financer le barrage d’Assouan qui avait incité Nasser à nationaliser le canal. Les Américains déplorèrent ce recours à la «diplomatie de la canonnière» qui détourna partiellement l’attention des autres pays de l’intervention soviétique en Hongrie.

La crise eut des effets très différents sur Londres et sur Paris. Les Britanniques se persuadèrent qu’ils n’avaient plus les moyens d’agir sans le soutien des États-Unis: aussi, pour eux, l’affaire déboucha-t-elle, au printemps de 1957, sur une relance inattendue des «liens spéciaux» entre les deux pays. Les Français en conclurent, au contraire, qu’il fallait construire l’Europe pour renforcer leur voix, trop isolée autrement, et accélérer leurs recherches atomiques militaires: lorsque Boulganine avait menacé des foudres atomiques les Français et les Britanniques, Washington avait laissé entendre que la garantie atlantique jouerait si le territoire européen était menacé, mais que les troupes expédiées à l’autre bout de la Méditerranée n’étaient pas couvertes par le traité. Ces clivages se dessinaient quand deux événements vinrent leur donner une toute autre portée. D’un côté, à l’automne de 1957, le lancement de deux Spoutniks par les Soviétiques mit un terme à la protection quasi absolue qu’avait offerte jusqu’ici le parapluie atomique des États-Unis. Maintenant que les villes d’outre-Atlantique allaient être, dans un avenir proche, à portée des fusées intercontinentales du Kremlin, le président américain prendrait-il la responsabilité d’ordonner un tir nucléaire sur les cités de l’adversaire pour protéger les Européens? De l’autre, pour la première fois, la balance américaine des paiements afficha, en 1958, un déficit inquiétant, et des pays demandèrent le remboursement en or des dollars qu’ils détenaient en excédent. C’était la fin indéniable de l’après-guerre économique, durant lequel la devise américaine avait été plus appréciée que l’or, c’était le début d’une ère nouvelle où les États-Unis allaient éprouver des difficultés à financer le coût de la «politique impériale» qu’ils avaient adoptée à la fin des hostilités.

Le problème majeur de l’Alliance se profilait donc dès la fin des années cinquante. La reconstruction des économies ouest-européennes allait inciter Washington à réclamer un «partage du fardeau» plus équitable entre Occidentaux. Mais les Européens renâcleraient à trop contribuer à une défense dont l’instrument essentiel, la dissuasion nucléaire, resterait l’apanage des États-Unis et, à un degré moindre, de la Grande-Bretagne. À terme, pour surmonter la difficulté, les États-Unis finirent par abuser de leur privilège monétaire pour arracher une contribution déguisée à leurs partenaires. Mais, longtemps, ils allaient chercher à satisfaire l’aspiration de ces derniers à quelque forme de «partage nucléaire» et à en obtenir des concessions tarifaires. Dès décembre 1957, ils avaient offert de déployer, en Europe, des fusées de portée intermédiaire, sous un système de «double clé»: les pays hôtes contrôlant les missiles et les troupes américaines les têtes destinées à les équiper. Mais seules la Grande-Bretagne (avec laquelle les États-Unis étaient en train de développer une coopération nucléaire exclusive), l’Italie et la Turquie avaient accepté de recevoir ces armes qui pouvaient les désigner comme cibles privilégiées à un tir du camp opposé.

Aussi, dès 1960, les États-Unis étudièrent-ils d’autres projets dont l’un, celui d’une «force multilatérale» navale et à «équipages mixtes», deviendra célèbre quelques années après. Dès 1958, aussi, le sous-secrétaire d’État C. Douglas Dillon proposait l’ouverture de négociations tarifaires entre son pays et la Communauté économique européenne qui venait d’être créée. Mais il devait revenir au président Kennedy de concevoir un plan beaucoup plus grandiose pour promouvoir la politique des États-Unis. Seulement son Grand Design se heurterait à l’hostilité de Paris.

4. Les rivalités franco-américaines

Au début des années soixante, l’Alliance fut à son apogée: le monde occidental, dont l’O.T.A.N. était le bouclier, entra dans une ère d’expansion et d’intégration économique sans précédent. La convertibilité monétaire fut totalement restaurée. Les échanges commerciaux s’épanouirent entre les deux rives de l’Atlantique: de 1955 à 1965, les exportations américaines à destination du vieux continent doublèrent pratiquement (de 5,1 à 9,2 milliards de dollars) et leurs importations en provenance de celui-ci augmentèrent encore plus rapidement (de 2,4 à 6,2 milliards). Pour les entreprises américaines, l’Europe, plus qu’un simple marché, devint un terrain d’investissement privilégié: de 1950 à 1964, leurs investissements directs en Europe avaient sextuplé. La prospérité ne permit pourtant pas à l’Alliance de se réformer; le compromis s’avéra impossible entre les voies préconisées par les Américains et celles souhaitées par les Français.

En 1958, cela faisait déjà longtemps que les Français étaient mécontents. Les Américains s’étaient toujours refusés à étendre l’autorité du standing group au-delà de la zone géographique couverte par le traité, et l’adoption d’une stratégie fondée avant tout sur l’arme nucléaire y avait privé de toute signification, ou presque, la présence des Français. En réalité, ceux-ci avaient demandé à plusieurs reprises (René Pleven en 1951, Christian Pineau en 1956) l’instauration d’une coopération étroite entre les trois pays occidentaux. Et, hypersensibilisé par l’exclusion du «club nucléaire», le gouvernement Gaillard avait, dès avril 1958, décidé la construction d’une «force de frappe» française avant même le retour du général de Gaulle au pouvoir.

Dès le 17 septembre 1958, le général de Gaulle reprenait sous une forme beaucoup plus directe les griefs que ses prédécesseurs avaient exprimés. Remarquant que «l’alliance occidentale ne répondait plus aux conditions nécessaires de la sécurité», il proposait l’établissement de ce que l’on appellerait un «directoire à trois». Il s’agissait pour les trois Grands de l’Occident d’instituer une organisation qui aurait, «d’une part, à prendre les décisions communes dans les questions politiques touchant à la sécurité mondiale, d’autre part, à établir et, le cas échéant, à mettre en application les plans d’action stratégique, notamment en ce qui concerne l’emploi des armes nucléaires». Le texte suscita une vive irritation chez les «petits alliés» qui, s’ils partageaient certains des griefs du gouvernement français, refusaient de voir celui-ci bénéficier d’un statut privilégié. Des négociations n’en furent pas moins engagées entre Américains, Britanniques et Français. Mais elles ne purent déboucher sur le type d’organisation que le général de Gaulle souhaitait. Il était clair, dès lors, que celui-ci allait remettre brutalement en question la participation française à l’armée intégrée: il l’avait déjà dénoncée comme incompatible avec l’indépendance de la France ; mais, faute d’une concertation à trois, elle risquait d’entraîner celle-ci, malgré elle, dans un conflit voulu par les États-Unis.

Au début, la politique du général de Gaulle fut modérée. Il préférait sans doute d’abord restaurer les institutions et l’économie du pays, et régler le problème algérien. Surtout, il dut juger inopportun d’affaiblir l’Alliance occidentale pendant une période de tension avec le Kremlin. Or Khrouchtchev venait (nov. 1958) de relancer la crise de Berlin. Durant celle-ci, de Gaulle afficha une solidarité totale avec le chancelier Adenauer et les Américains, allant jusqu’à refuser de négocier, ce qu’envisageait Kennedy, devant le fait accompli (le «mur de la honte», érigé en août 1961).

En 1961, pourtant, le général de Gaulle avait déjà lancé, dans le cadre de l’Alliance, une offensive destinée à la réformer: il entendait travailler, à partir de la C.E.E., à la formation d’un bloc continental autonome sinon indépendant, dont le pilier serait un rapprochement franco-allemand. Dès le 31 mai 1960, il avait indiqué les bases (des réunions régulières à l’exclusion de toute institution supranationale) sur lesquelles pourrait être réalisée «cette Europe d’Occident qui fut jadis le rêve des sages et l’ambition des puissants». En novembre 1961, le «plan Fouchet» était avancé. Mais il ne devait jamais être adopté: la candidature déposée, en juillet 1961, par les Britanniques auprès de la C.E.E. avait incité les Belges et, surtout, les Néerlandais à acculer de Gaulle à un choix entre deux options auxquelles il était tout autant opposé: accepter une bonne dose de supranationalité ou tout suspendre à l’issue de la négociation avec les Britanniques.

Vers un «partnership» atlantique?

L’initiative des Britanniques avait aussi poussé les États-Unis à avancer un projet de grande portée. Car l’adhésion britannique aggraverait la discrimination qu’entraînait l’existence de la C.E.E. pour les exportations américaines. Certes, des progrès avaient déjà été réalisés à ce sujet. Le 14 décembre 1960, la charte de l’O.C.D.E. transformait l’ancienne O.E.C.E. en une Organisation de coopération et de développement économique beaucoup plus large puisqu’y entraient le Canada et les États-Unis d’Amérique. Au début de 1962, surtout, les «négociations Dillon» aboutissaient à une réduction réciproque d’environ 10 p. 100 des droits entre ceux-ci et la C.E.E. Pourtant, il était clair que ces remèdes n’étaient pas suffisants. En 1960, le stock d’or des États-Unis ne représentait plus que le seul montant de leur endettement.

Aussi, en 1962, Kennedy obtenait-il du Congrès un Trade Expansion Act l’autorisant à négocier avec la C.E.E. des abaissements réciproques de tarifs pouvant aller jusqu’à 50 p. 100 et jusqu’à l’annulation au cas où la Grande-Bretagne se joindrait à la Communauté. Dans ce cas pourrait être réalisée une large intégration des économies occidentales dans laquelle les exportations des États-Unis pourraient profiter pleinement de leur avance technologique. Afin de convaincre le Congrès et ses alliés, Kennedy avait décidé de donner une dimension beaucoup plus générale à cette remise en ordre commerciale. Suivant une suggestion de Jean Monnet, il offrait, à terme, l’organisation de l’Alliance autour de deux piliers: les États-Unis et une Europe unifiée. Le 4 juillet 1962, il déclarait à Philadelphie: «Nous voyons dans une telle Europe une associée avec laquelle nous pourrions traiter sur une base de pleine égalité en ce qui concerne toutes les tâches immenses que constituent la mise sur pied et la défense d’une communauté de nations libres.»

Mais ce projet de partnership atlantique allait se heurter à une objection critique. Il supposait résolu le problème du «partage atomique». Or, pour les alliés, la question avait pris une nouvelle acuité depuis que Robert McNamara, le secrétaire à la Défense de Kennedy, avait substitué à la stratégie des «représailles massives» sa propre doctrine des «représailles graduées».

Celle-ci était un produit de l’«impasse atomique» que risquait d’instaurer à terme la possession par l’U.R.S.S. de missiles intercontinentaux. Pour éviter de se retrouver acculée à un choix impossible entre «l’humiliation et l’holocauste» en cas de conflit localisé, l’administration Kennedy voulait se doter d’options de représailles finement graduées! Dans son esprit, l’Alliance était le terrain privilégié pour cette nouvelle stratégie: d’abord, Kennedy avait été atterré de constater que les plans alliés en cas d’agression à Berlin prévoyaient un recours quasi immédiat aux armes atomiques tactiques; ensuite, McNamara était intimement persuadé que l’Occident se trompait quand il renonçait, par avance, à rivaliser, sur le plan conventionnel, avec le camp opposé. Enfin, au cas où le recours aux armes nucléaires ne pourrait malgré tout être évité, les deux hommes envisageaient de substituer une «stratégie anti-forces» à la vieille «stratégie anti-cités».

L’échec du «Grand Design»

La nouvelle stratégie allait directement à l’encontre des vues de Paris. Elle supposait, en effet, en cas de conflit, un contrôle exclusif de l’escalade des hostilités par les États-Unis et les dirigeants américains ne celaient pas leur hostilité à l’égard des «forces de frappe» indépendantes du type de celle que la France s’efforçait de constituer (première explosion nucléaire: février 1960). Mais elle n’était pas, non plus, de nature à enchanter les autres alliés: ceux-ci n’étaient guère disposés à consentir les efforts politiques et financiers que le développement d’importantes troupes conventionnelles impliquerait; ils avaient probablement redouté, dans les années cinquante, de voir les Américains, forts de leur supériorité, s’engager à la légère dans une confrontation nucléaire, mais ils craignaient, désormais, de les voir hésiter à les protéger. Aussi, pour essayer à la fois d’enrayer une prolifération qui lui inspirait une vive anxiété, et d’apaiser les états d’âme de ses alliés, Kennedy avait-il décidé de remanier le projet de «force multilatérale» déjà évoqué.

À l’été de 1962, les Européens étaient ainsi à la croisée des chemins. Certes, le «plan Fouchet» avait été repoussé, mais de Gaulle semble avoir alors espéré construire, à partir d’un rapprochement nucléaire avec la Grande-Bretagne, les bases d’une Europe capable de faire entendre sa voix. À l’automne, le renoncement unilatéral des Américains à la construction de la fusée Skybolt dont dépendait tout le programme anglais pouvait être l’occasion de transformer cet espoir en réalité. Mais Harold Macmillan préféra à Nassau, en décembre, la solution improvisée par Kennedy: moyennant la vente de fusées Polaris destinées à équiper les sous-marins du Royaume-Uni, celui-ci acceptait (sauf au cas où l’intérêt national serait directement menacé) l’intégration de ces derniers dans une force atlantique intégrée, que la création d’une «force multilatérale», ouverte aux autres alliés, viendrait compléter. Pour la première fois de l’histoire de l’Alliance, les deux hommes avaient décidé d’étendre à Paris le «traitement» réservé au Royaume-Uni. Mais de Gaulle refusa une offre qui eût hypothéqué l’indépendance armée qu’il cherchait à restaurer. Le 14 janvier 1963, dans une conférence de presse qui eut un fort retentissement, il rejetait à la fois les propositions américaines et la candidature britannique au Marché commun. Ce faisant, il prononçait l’arrêt de mort du Grand Design de Kennedy.

Sur le moment, les Français parurent en passe de faire triompher leurs vues sur la réforme de l’Alliance: le 22 janvier 1963, le traité de coopération franco-allemand était signé, qui pouvait servir de base à l’édification d’une «Europe européenne». Mais les «atlantistes» réussirent à le priver d’une grande partie de sa portée en faisant voter au Bundestag un préambule rappelant l’importance des liens avec l’O.T.A.N. et les Américains. De plus, après le départ d’Adenauer, les liens militaires furent plus étroits que jamais entre Bonn et Washington. À leur tour, les Français furent en mesure de bloquer le projet de «force multilatérale» que les Américains avaient relancé à grand renfort de publicité. En réalité, l’idée n’avait qu’un seul attrait: fournir une compensation psychologique aux frustrations des alliés exclus du «club» atomique. Mais, outre que Moscou paraissait peu disposé à laisser les Allemands accéder aux armes nucléaires même par ce biais, aucune solution n’avait été trouvée au problème essentiel qu’il soulevait: comment concilier la «multiplicité des doigts sur la détente» et l’efficacité du recours à la dissuasion nucléaire? À la fin de 1964, avec la complicité des Britanniques qui, pour le moins, n’y étaient guère attachés, Johnson renvoya le projet sine die.

La fin du débat sur le partage atomique marqua sans doute la fin de la période la plus fascinante de l’Alliance: celle où le problème clé, celui de la défense, avait été posé. Deux facteurs incitèrent probablement les Européens à s’en désintéresser: le retentissant succès des États-Unis lors de la crise des missiles de Cuba (oct. 1962) parut imposer définitivement leur suprématie et restaurer leur puissance de dissuasion face à l’U.R.S.S.; ensuite, les questions stratégiques furent reléguées au second plan par la montée des problèmes économiques et l’émergence d’une «ère de détente» avec l’Union soviétique.

5. Détente et affrontements monétaires

En 1973, l’Alliance devait être secouée par une nouvelle crise d’une exceptionnelle gravité. Celle-ci révélait brutalement la lente désintégration de certaines des forces qui avaient cimenté la solidarité alliée. Tout d’abord, les tensions de la guerre froide que Khrouchtchev avait relancées avaient été remplacées, après son limogeage en 1964, par une ère de détente. Ensuite, le leadership américain, longtemps incontesté, sinon par les Français, était nettement ébranlé: non seulement l’engagement des États-Unis au Vietnam leur avait aliéné la sympathie de nombreux pays, mais la réduction de leur effort nucléaire à laquelle il les avait conduits avait permis à l’U.R.S.S. de largement combler le retard qu’elle avait accumulé au début de la décennie. À la fin des années soixante, elle atteignait, en pratique, une situation de parité avec les États-Unis. Enfin, l’accumulation des déficits budgétaires et l’inflation que la guerre, comme les ambitions sociales incarnées dans la «Grande Société», avait entraînées avaient largement érodé la compétitivité de l’économie américaine. Aussi le succès sur lequel les négociations douanières, dites Kennedy Round , s’étaient achevées en 1967 (réduction des droits de 35 p. 100 en moyenne sur les produits industriels, libéralisation des barrières non tarifaires, concessions agricoles) s’était-il révélé insuffisant pour résoudre ses problèmes de balance des paiements. Au contraire, en 1971, pour la première fois depuis 1893, les États-Unis allaient avoir une balance commerciale déficitaire. Ce serait plus que ne pourrait en supporter le système monétaire sur lequel la prospérité occidentale et la force économique de l’Alliance étaient fondées.

C’était ce danger que le général de Gaulle avait particulièrement dénoncé quand, en février 1965, il s’était lancé dans une offensive «tous azimuts» contre l’«hégémonie» des États-Unis. Relevant que le statut du dollar, à la fois devise nationale et moyen de paiement international, incitait les États-Unis à s’endetter gratuitement, voire à «exproprier» les entreprises de certains pays par le biais de leurs investissements, de Gaulle avait invité le monde occidental à procéder à une réforme radicale. Mais il avait aussi suggéré que le temps était venu de rechercher de nouvelles relations avec l’Europe de l’Est et avec l’U.R.S.S.

Le général de Gaulle devait juger le contexte propice à la lente «dissolution des blocs» à laquelle il aspirait. Aussi, après avoir été réélu au suffrage universel, prenait-il, au début de 1966, une décision qu’il devait méditer depuis quelques années: la sortie de la France non pas de l’alliance conclue en 1949, mais du système militaire intégré créé dans la panique engendrée par la guerre de Corée. Non seulement les troupes françaises étaient retirées des commandements interalliés (le mouvement avait été effectué dès 1959 pour les forces navales de la Méditerranée et dès 1963 pour celles de l’Atlantique), mais la France demandait le transfert de ces commandements ainsi que des bases ne relevant pas de sa souveraineté hors de son territoire. Jointe à la visite chaleureuse que de Gaulle rendit à Moscou quelques mois après, cette décision inquiéta les alliés. Certains y virent même le prélude à un renversement des alliances. Il est probable qu’ils se trompaient car le but du général de Gaulle devait être l’avènement d’un système européen d’où tous les «blocs» auraient été éliminés. En tout cas, les membres de l’Alliance ne purent que s’incliner. Le 1er juillet 1966, l’affectation des forces françaises au S.H.A.P.E. (Supreme Headquarter Allied Powers Europe) prit fin, le statut des forces françaises en Allemagne étant réglé par un accord bilatéral signé à la fin de l’année. Le siège du S.H.A.P.E. fut fixé le 13 septembre à Casteau, près de Mons, en Belgique et celui du commandement Centre-Europe à Brunssum, aux Pays-Bas (le 10 octobre). Le Conseil atlantique, dont le départ n’avait pas été demandé par le gouvernement français, décida de quitter Paris pour Bruxelles, où il s’installa le 1er novembre 1967. En avril de la même année, l’armée américaine et l’armée de l’air canadienne avaient entièrement évacué le territoire français.

La rupture ne fut pas totale puisque des accords de coopération devaient être conclus entre le commandant suprême, le général Lemnitzer, et le général Ailleret. De plus, pour l’Alliance, le retrait de la France des instances militaires ne créa pas que des difficultés. Dès 1966, un «comité des questions de défense nucléaire» et un «comité des plans nucléaires» purent être créés. En 1967, la stratégie des «représailles graduées», à laquelle la France s’était jusqu’au bout opposée, devint la doctrine officielle de l’armée intégrée. Mais McNamara avait alors apparemment renoncé à substituer une stratégie anti-forces à une stratégie anti-cités. Surtout, les Européens firent entériner l’idée selon laquelle le niveau des troupes conventionnelles existant suffisait à offrir une capacité de «riposte graduée»! Il est vrai que les dépenses de défense seraient, dans les démocraties industrialisées, de plus en plus difficiles à justifier au regard de la «détente» qui allait dominer les relations Est-Ouest durant plusieurs années. Sans doute les espoirs du général de Gaulle furent-ils déçus en 1968: tandis que les «événements de mai» transformaient la lutte du franc contre le dollar en lutte du «pot de terre» contre le «pot de fer», l’invasion soviétique de la Tchécoslovaquie, en août, montra que les blocs ne seraient pas dissous de sitôt. D’ailleurs, de Gaulle, dont les relations avec les États-Unis s’amélioraient, ne dénonça pas, comme certains l’avaient redouté, en avril 1969, le traité. Mais, dans le cadre des «blocs», la détente allait se réaliser.

6. Une nouvelle politique américaine

Au début de 1969, en effet, une nouvelle administration arrivait au pouvoir aux États-Unis, qui était persuadée que le seul moyen de préserver un leadership américain durement atteint était de construire une «structure stable de paix», reposant sur une redéfinition profonde des relations économiques et monétaires avec ses alliés, mais aussi l’instauration de nouveaux rapports avec le camp opposé. La volonté de «détente» de Richard Nixon et de son conseiller spécial, Henry Kissinger, coïncidait avec les aspirations de leurs alliés.

Dès la fin de 1966, le Conseil atlantique avait désigné le ministre belge des Affaires étrangères, Pierre Harmel, pour présenter un rapport sur les «futures tâches» de l’Alliance. Un an après, le document indiquait que, si le maintien d’un potentiel militaire suffisant pour dissuader l’autre camp restait un impératif, l’O.T.A.N. devait s’acquitter d’une autre priorité, l’établissement de relations plus stables: «La sécurité militaire et une politique de détente ne sont pas contradictoires mais complémentaires.»

De plus, le 21 octobre 1969, les élections allemandes portaient au pouvoir Willy Brandt. Non seulement il s’efforça d’utiliser le terme de «détente» que ses prédécesseurs avaient toujours évité, mais de lui donner un contenu concret: traités germano-soviétique et germano-polonais, rencontre avec son homologue en République démocratique allemande. Mais Nixon avait très vite compris que si, en raison du statut quadriparti de Berlin, l’Ostpolitik de Brandt dépendait des États-Unis, ceux-ci pouvaient, eux, négocier unilatéralement avec l’U.R.S.S. Après le rapprochement entre Washington et Pékin, Brejnev se montrait sensible aux aspirations des Américains. Certes, en mai 1972, le sommet de Moscou aboutissait à l’accord S.A.L.T. I qui institutionnalisait le principe de la parité stratégique entre Soviétiques et Européens. Mais la détente devait aussi aboutir à deux décisions concernant directement le continent européen: en échange de la tenue d’une Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe (C.S.C.E. qui a abouti en 1975 aux accords d’Helsinki), conférence que l’U.R.S.S. réclamait depuis de longues années pour faire reconnaître la situation qu’elle avait créée au sortir des hostilités, elle acceptait celle d’une autre réunion sur une réduction mutuelle et équilibrée des forces en Europe (M.B.F.R.). La France devait participer à la première de ces réunions, mais, fidèle à son refus des «blocs», elle ignora la seconde.

Pour les pays du vieux continent, cette évolution offrait des motifs de satisfaction, mais d’inquiétude également. Elle résultait, en effet, de la tendance des deux Grands à négocier directement par-dessus leurs alliés une sorte de «condominium», selon l’expression des Français. Elle reflétait aussi le glissement d’une période où les questions stratégiques avaient dominé vers une autre où, aux yeux des Américains, les difficultés économiques et monétaires revêtaient une priorité. Or, dans ce domaine, les Européens étaient plus des rivaux que des alliés. Au début des années soixante-dix, en effet, nombre d’Américains estimaient que l’Europe ne consentait pas des sacrifices suffisants pour sa propre défense. En 1966, pour la première fois, le sénateur Mike Mansfield du Montana avait introduit une résolution visant à réduire substantiellement les forces américaines en Europe. En 1971, elle avait été mise aux voix, et le slogan «l’Europe paiera» était en vogue à la Chambre comme au Sénat. Le déficit de la balance des paiements était, en effet, aggravé par celui de la balance commerciale. Aussi Nixon décidait-il de bousculer ses alliés en prenant, le 15 août, un certain nombre de mesures unilatérales dont la suppression de la convertibilité en or du dollar. Si celui-ci était finalement dévalué (accords de la Smithsonian Institution en décembre 1971), le président obtenait de ses alliés européens et japonais d’importantes concessions monétaires ainsi que la promesse de négociations tarifaires. Alors que la C.E.E. allait bientôt s’élargir à la Grande-Bretagne, ces négociations étaient destinées à ouvrir plus largement aux États-Unis l’accès aux marchés de leurs partenaires. Pourtant, en février 1973, tout était à recommencer, la balance des paiements américaine s’étant à nouveau dégradée. À la suite de cela, Nixon non seulement dévaluait une nouvelle fois sa monnaie, mais allait chercher à obtenir une redéfinition globale de l’Alliance dans un sens plus conforme à ses intérêts.

7. L’année de l’Europe

Alors qu’au sommet de Paris (oct. 1972), le gouvernement Pompidou proposait avec succès l’objectif d’une «Union européenne», Nixon proclamait peu après que 1973 serait l’«année de l’Europe». Kissinger et lui-même devaient préciser ce qu’ils entendaient au printemps suivant: ils voulaient une renégociation globale de tous les aspects stratégiques, politiques, commerciaux et monétaires des relations atlantiques. Dans un important discours prononcé le 23 avril 1973, Kissinger proposait la rédaction d’une nouvelle «charte de l’Atlantique» avant la fin de l’année, la tenue, à l’occasion d’un voyage de Nixon en Europe, d’un sommet où elle serait solennellement acceptée et l’association du Japon (membre de l’O.C.D.E. depuis 1964) à tout le projet. Manifestement, les problèmes économiques avaient, dans son esprit, la priorité. En mai, Nixon explicitait sa pensée dans un message au Congrès: «Est-il possible de concilier le principe de l’unité atlantique en matière de défense et de sécurité, et la politique économique de plus en plus régionaliste de la Communauté européenne?»

Quelque peu assombri par l’affaire du Watergate, le discours ne suscita guère l’enthousiasme des Européens. Les pressions dont l’offre était entourée devaient même faire le jeu de Michel Jobert, le ministre des Affaires étrangères français, et renforcer les tendances «néo-gaullistes» que des leaders comme Edward Heath ou Willy Brandt semblaient afficher. La deuxième dévaluation du dollar avait en effet conduit la plupart des pays à adopter des taux de change flottants qui menaçaient la stabilité à laquelle la prospérité occidentale s’était longtemps identifiée. Les menaces contenues dans le projet de loi tarifaire adressé par Nixon au Congrès n’étaient guère faites pour rassurer. Durant l’été, la volonté délibérée des États-Unis de manipuler le dollar pour promouvoir leurs intérêts comme l’arrêt des exportations des tourteaux de soja nécessaires aux éleveurs européens facilitèrent un rapprochement entre la France et la Grande-Bretagne auquel finirent par adhérer les autres alliés, à commencer par les Allemands de l’Ouest dont le poids économique était de plus en plus déterminant. En septembre 1973, réunis à Copenhague, les ministres des «Neuf» adoptaient un texte affirmant l’«identité européenne» sinon par opposition, du moins par référence aux États-Unis. Kissinger ne cachait pas l’irritation que lui inspirait la fronde de Bonn, Londres et Paris. Et, peu après, le Congrès votait le principe d’une forte réduction des troupes américaines en Europe, mesure que l’administration avait le plus grand mal à faire rapporter.

Peut-être l’Europe eût-elle pu alors se constituer en force politique. Mais la guerre du Kippour (oct. 1973) vint bouleverser toutes les données. Certes, le conflit, puis l’embargo pétrolier portèrent à certains moments les tensions interalliées à leur apogée. Kissinger se dit «écœuré» par le refus que lui opposèrent ses alliés (sauf les Portugais) quand il voulut utiliser leurs bases pour ravitailler l’armée israélienne. La prise de position des ministres des «Neuf» en faveur de certaines thèses arabes, puis leur projet de nouer un «dialogue euro-arabe» (à la fin de 1973 et au printemps de 1974) devaient même le conduire à exprimer publiquement ses doutes quant à la «légitimité» de leurs gouvernements!

Néanmoins, deux facteurs contribuèrent à apaiser les tensions. D’abord, la crise pétrolière souligna la vulnérabilité économique des Européens, et ceux-ci ne suivirent pas les Français lorsque, à la conférence de Washington (févr. 1974), Michel Jobert voulut s’opposer à la constitution d’une sorte de consortium des pays consommateurs, l’Agence internationale de l’énergie (A.I.E.), qui serait sous l’égide des États-Unis. Ensuite, des changements dans le personnel politique européen (mort de Georges Pompidou et élection de Valéry Giscard d’Estaing, départ de Willy Brandt et arrivée de Helmut Schmidt, défaite de Edward Heath et retour de Harold Wilson) entraînèrent une volonté d’apaisement que, outre-Atlantique, Nixon, affaibli par le Watergate, partageait. En juin 1974, à Ottawa, une «déclaration atlantique» était adoptée. Elle reconnaissait le caractère crucial de la présence américaine pour la défense de l’Europe (thèse que les Français avaient toujours proclamée) et le «rôle dissuasif propre» des deux forces nucléaires française et britannique. Elle répétait la détermination de l’Alliance à employer «toutes les forces nécessaires» contre une agression de l’adversaire.

8. Coopération trilatérale et nouvelles incertitudes

En fait, rien n’était réglé. La désintégration monétaire pouvait être un cancer pour les démocraties industrialisées, comme la hausse brutale des prix du pétrole semblait le suggérer. En même temps, dans le contexte de parité nucléaire prévalant, les conceptions stratégiques de l’O.T.A.N. restaient insatisfaisantes. Pourtant, divers facteurs contribuèrent à détourner durant quelques années l’attention des alliés. D’un côté, ceux-ci allaient être confrontés à toutes sortes de nouvelles difficultés. La guerre gréco-turque à propos de Chypre (été 1974) mit l’accent sur une rivalité qui avait déjà failli maintes fois mettre le flanc sud-est de l’Alliance en danger. Furieuse de l’attitude des Américains, la Grèce, qui renouait avec la démocratie, sortit provisoirement de l’armée intégrée (en 1980, elle devait la réintégrer, mais le gouvernement socialiste arrivé au pouvoir en 1981 allait soumettre la question à un nouvel examen). La Turquie fut, de son côté, ulcérée par l’embargo que le «lobby grec» au Congrès réussit un temps à faire imposer sur l’aide militaire qui lui était destinée.

Mais déjà, au Portugal, la «révolution des œillets» avait soulevé un autre type de difficultés: l’accession éventuelle des communistes au pouvoir dans certains pays membres. À partir de la fin de 1975, Henry Kissinger et Gerald Ford devaient proclamer vigoureusement leur hostilité à une telle éventualité, plausible non seulement au Portugal mais désormais en France et en Italie. À cette époque aussi, de graves divergences commençaient à opposer les Américains aux Allemands et aux Français à propos des exportations nucléaires. En sens inverse, il est vrai, certains des grands problèmes de l’Alliance parurent s’atténuer au cours de ces années. D’abord, leur échec au Vietnam poussa les États-Unis à renouer étroitement avec les vieilles démocraties. Ensuite, sensible aux pressions de certaines élites américaines, rassemblées dans une «commission trilatérale» avec leurs homologues japonaises et européennes, Kissinger tempéra son unilatéralisme et peu à peu des compromis purent être élaborés, avec les Français en particulier. Tandis que ceux-ci renonçaient à leurs thèses sur le plan monétaire, en se ralliant en janvier 1976 aux accords de la Jamaïque (entrés en vigueur en avril 1978), les États-Unis acceptaient, après diverses péripéties, de renoncer à une confrontation brutale avec les producteurs de pétrole au profit d’une forme de «dialogue Nord-Sud», la conférence sur la coopération économique internationale tenue à Paris de janvier 1976 à juin 1977. Enfin, à partir de novembre 1975 («sommet de Rambouillet»), des «sommets économiques» trilatéraux, réunissant les chefs d’État ou de gouvernement des principales démocraties industrialisées, seraient organisés chaque année. Le président français, qui refusait toujours d’assister aux sommets de l’Alliance à proprement parler, participerait pleinement à ces réunions qu’il avait lui-même préconisées.

Ces efforts de coopération aboutirent à un indéniable succès: au printemps de 1979, en dépit de leurs difficultés économiques, les Occidentaux concluaient sur un accord les négociations tarifaires lancées, en septembre 1973, à T 拏ky 拏.

De plus, sous l’impulsion de l’administration Carter et au vu de la montée en puissance militaire de l’U.R.S.S., le Comité de défense de l’Alliance adoptait, lors du sommet atlantique des 30 et 31 mai 1978 à Washington, un programme de défense à long terme (sur quinze ans) prévoyant un accroissement des dépenses de défense des pays membres en termes réels de 3 p. 100 par an. Surtout, le 12 décembre 1979, les membres du Comité de défense approuvaient une «double décision» dans laquelle, tout en se disant prêts à négocier le retour à l’équilibre nucléaire sur le théâtre européen, les alliés proclamaient leur détermination à procéder, s’il le fallait, au déploiement de fusées Pershing II et de missiles de croisière sur ce dernier. Il s’agissait d’éviter un risque sur lequel l’attention avait été attirée, en octobre 1977, par un avertissement d’Helmut Schmidt, le chancelier d’Allemagne fédérale. Depuis quelque temps, tout à la négociation de l’équilibre des forces stratégiques avec l’autre camp, les Américains avaient paru se désintéresser de l’évolution de l’équilibre sur le Vieux Continent où le Kremlin avait commencé de déployer de nouvelles fusées de portée intermédiaire, les SS-20. Mobiles, extrêmement précises, dotées de trois têtes et tirées à partir de lanceurs aisément rechargeables, ces armes étaient redoutables et, jusqu’ici, sans contrepartie du côté des démocraties occidentales. Mais, défensive essentiellement, la «double décision» allait engendrer, dans l’opinion de certains alliés, un mouvement de protestation d’une ampleur inégalée et ainsi contribuer à remettre en cause la doctrine, celle de l’«emploi en premier», sur laquelle, depuis 1953-1954, la défense de l’Alliance avait été fondée.

La montée du pacifisme

Bientôt, une vague pacifiste allait mobiliser des millions d’Européens dans des manifestations hostiles au déploiement des euromissiles américains et provoquer l’éloignement du Labour britannique et du S.P.D. allemand du consensus prévalant depuis la fin des années 1950 sur la défense de l’Occident. Elle s’inscrit dans le contexte d’une nouvelle et grave crise de l’Alliance, dont l’année 1982 a probablement constitué le point culminant.

Cette nouvelle dégradation résulte, pour commencer, de l’impression d’incohérence et d’impuissance que les États-Unis ont pu donner, du temps de l’Administration Carter. En 1979, en effet, leur prétention à parler en leader suscite des réticences plus fortes que par le passé. Alors que, en 1973-1974, dans la foulée du premier «choc» pétrolier, Nixon et Kissinger n’avaient guère éprouvé de difficultés à se rallier les Européens au grand dam des Français, en 1979, c’est à leur laxisme monétaire et à leur dépendance croissante du pétrole importé que le deuxième choc énergétique va se voir largement imputé. Certes, inquiet de l’impact de l’inflation sur sa propre opinion, Carter procède, au cours de l’été de 1979, à un renversement presque complet de sa politique monétaire en faisant appel, pour diriger le Bureau fédéral de réserve (le Fed), à un monétariste, Paul Volcker. Son autorité sur ses partenaires ne s’en révèle pas moins toujours précaire. En 1980, des considérations électorales vont, en effet, l’empêcher de prendre les mesures économiques susceptibles de restaurer la confiance dans le dollar. Surtout, des divergences toujours plus prononcées vont opposer les États-Unis et certains de leurs alliés sur l’attitude à adopter face au camp opposé.

L’érosion du leadership américain est, en effet, plus sensible encore dans les domaines diplomatique et militaire. D’abord, en 1978, certains dirigeants européens ont été ulcérés de voir le président américain renoncer, au dernier moment, à la construction d’une «bombe à neutrons» (une arme à effet de radiation renforcé et de souffle atténué, capable, selon ses partisans, d’arrêter les chars du Kremlin tout en permettant une réoccupation rapide du terrain) dont les États-Unis venaient de les presser d’approuver la fabrication. Ensuite, en 1979, nombre d’alliés se sont inquiétés de voir les États-Unis dans l’incapacité de sauver le ch h d’Iran, puis de prévenir la prise en otages, le 4 novembre, de leurs diplomates en poste à Téhéran. En avril 1980, ils seront évidemment consternés par le tragique fiasco de Desert One , le raid organisé par Carter pour les libérer.

Or cet échec ne peut qu’exacerber leur scepticisme face à la nouvelle stratégie, beaucoup plus dure, que les États-Unis ont embrassée au début de cette même année, face au camp opposé. Déjà, pour tenir compte de l’anxiété croissante de son opinion devant le réarmement et l’expansionnisme de ce dernier et pour sauver un traité S.A.L.T. II dont la ratification par le Sénat paraît lourdement hypothéquée, Carter a annoncé, le 12 décembre 1979, une forte augmentation des dépenses consacrées aux forces armées. Pourtant, quelques jours après, un événement vient tout dramatiser. En envahissant l’Afghanistan, les Soviétiques contraignent le président à reconnaître que, dans l’immédiat, la détente n’est plus d’actualité. Au début de 1980, il prend ainsi un certain nombre de sanctions (dont un embargo, partiel, sur les exportations de blé et le boycott des jeux Olympiques de Moscou) à l’encontre du Kremlin.

Inquiets de ce qui leur apparaît comme une propension regrettable des Américains à des renversements par trop accentués, plusieurs dirigeants alliés renâclent plus ou moins ouvertement devant une inflexion qui leur semble pouvoir entraîner une dangereuse interruption du dialogue avec le camp opposé au moment même où la montée des périls en accroît la nécessité. En tout cas, un fait nouveau ne peut être ignoré. Jusqu’ici, les crises atlantiques avaient coïncidé avec un relâchement des tensions entre Moscou et Washington. L’apparition de ce que certains vont, sans doute de façon trop peu nuancée, qualifier de «nouvelle guerre froide» et le retour des problèmes stratégiques au premier plan de l’actualité n’ont pas provoqué un resserrement mais une nouvelle distension de la solidarité alliée.

Dans un premier temps, l’arrivée à la Maison-Blanche, en janvier 1981, d’un président républicain n’arrange rien. La composition de la nouvelle Administration reflète, il est vrai, le retour à certains postes de responsabilité d’«unilatéralistes» bien décidés à ce que la timidité ou le goût pour l’appeasement des alliés ne limitent pas la marge de manœuvre de la diplomatie américaine. Aussi, au cours des deux premières années, les disputes vont-elles se multiplier, favorisées par l’acuité de la crise économique qui affecte alors l’ensemble des pays atlantiques.

De cette crise, les alliés imputent d’ailleurs une assez large responsabilité à la nouvelle et aventureuse politique économique dans laquelle, à partir de 1981, les États-Unis se sont engagés: combinant une ligne expansionniste sur le plan budgétaire avec une autre, restrictive, en matière monétaire, les Reaganomics ne tardent pas à provoquer une hausse de la parité mais aussi du loyer d’un dollar à la fois toujours plus rare et toujours plus demandé. Bref, la scène économique mondiale se voit bouleversée par les taux d’intérêt très élevés auxquels, dans un premier temps, les Reaganomics vont s’identifier: redoutant une hémorragie de leurs capitaux vers une Amérique où ils seraient mieux rémunérés, les Européens sont contraints de relever, eux aussi, leurs taux d’intérêt, quitte à gravement ralentir, ce faisant, leur activité.

La dégradation de la situation économique donne évidemment un tour dramatique aux désaccords qui surgissent sur l’attitude à adopter face à l’Union soviétique. D’abord quand, après l’imposition de la loi martiale à Varsovie (déc. 1981), Reagan finit par se laisser convaincre d’embrasser une ligne beaucoup plus dure sur le commerce avec le Kremlin, il n’est pas immédiatement suivi par les Européens. L’embargo (rétroactif) imposé le 18 juin 1982 par le président américain sur les machines et turbines achetées par ses alliés en vue de la construction d’un gazoduc destiné à les approvisionner en gaz sibérien provoque, chez les seconds, une réaction d’autant plus indignée que l’une des premières décisions de la nouvelle Administration a été de supprimer l’embargo instauré par Carter sur les exportations américaines de blé. À la fin de l’année, il est vrai, la crise est surmontée et, plus généralement, les points de vue sur le commerce avec l’Est se sont quelque peu rapprochés. Pourtant, la cohérence de l’Alliance paraît alors menacée par un mouvement de protestation de nature à gravement ébranler sa politique de sécurité.

À partir de 1980, en effet, deux facteurs contribuent à sensibiliser les opinions aux dangers que le risque d’une guerre nucléaire, inhérent à la doctrine d’«emploi en premier», peut comporter. D’abord, nombre d’Européens déplorent la fin de la détente à laquelle ils ont de plus en plus identifié leur sécurité, et ils s’inquiètent de la nouvelle stratégie: «s’armer pour parlementer», que l’Administration Reagan a d’emblée adoptée. La priorité accordée au renforcement des moyens militaires sur le contrôle des armements soulève l’anxiété. Or celle-ci se trouve bientôt exacerbée par une série de décisions (telle celle qui a été prise, en 1981, par le patron du Pentagone, Caspar Weinberger, de procéder à la fabrication de la «bombe à neutrons») et de déclarations intempestives de la nouvelle Administration. Cette dernière donne ainsi à penser qu’elle envisage une «guerre atomique» d’un cœur léger, pis, qu’elle estime que, une fois engagé, un tel conflit pourrait être «limité» au territoire de ses alliés!

Dans ce contexte, la propagande soviétique va être, une fois de plus, en mesure d’exploiter la contradiction fondamentale inhérente au système de défense allié: celle qui a presque toujours existé entre la doctrine de l’«emploi en premier» et la conviction d’une majorité de populations que l’arme nucléaire ne devrait jamais être utilisée, sinon en riposte à une frappe atomique préalable de l’adversaire. Elle donne au Kremlin une occasion d’embraser un mouvement de protestation pacifiste que, déjà par le passé, il s’était efforcé d’enflammer et que, dès 1978, l’affaire de la «bombe à neutrons» lui a permis de remobiliser.

Bientôt, ainsi, la «double décision» est rudement contestée. Dans l’esprit des dirigeants alliés, Pershing II et missiles de croisière devraient «recoupler» l’arsenal stratégique américain avec la défense du sol européen: en installant sur ce dernier des armes susceptibles d’atteindre le territoire du Kremlin. Mais une partie de l’opinion publique en a une vue très exactement symétrique: elle dénonce dans ces fusées les instruments d’un «découplage» permettant à l’U.R.S.S. et à l’Amérique de mener éventuellement une guerre nucléaire «limitée». Dès lors, comme Pierre Hassner l’a bien noté, sur cette partie de la population, la «terreur de l’équilibre» paraît prendre l’ascendant sur l’«équilibre de la terreur» que les dirigeants de l’Occident cherchent à restaurer. Mû par la crainte d’un durcissement de la politique soviétique en cas de déploiement, mais aussi par la peur beaucoup plus générale des conséquences, à plus long terme, de ce dernier, sur le thème «plutôt rouges que morts», un puissant mouvement pacifiste ne tarde pas à se développer. Il va pousser certains grands partis d’opposition, comme le Labour mais aussi le S.P.D., à s’opposer à une double décision, à laquelle un ancien leader de ce dernier, le chancelier Schmidt, s’était pourtant identifié.

Confrontée à des manifestations rassemblant parfois des centaines de milliers de participants, l’Administration réagit d’autant plus sérieusement que, dès l’automne de 1981, aux États-Unis, un mouvement en faveur d’un «gel» des arsenaux nucléaires des deux Grands apparaît également. Bien décidée à éviter la catastrophe psychologique que constituerait une remise en cause du déploiement, elle s’efforce de dissiper l’anxiété qu’elle a contribué à renforcer: en proclamant sa conviction qu’un conflit nucléaire ne pourrait être ni «gagné» ni «limité» et en relançant, au moins sur le papier, les pourparlers avec le camp opposé. Si le Kremlin rejette d’emblée l’«option zéro» («ni Pershing II, ni SS-20»), à laquelle, non sans habileté, Reagan s’est rangé, les Américains finissent par l’emporter dans la «bataille des mégaphones» qui s’est alors ouverte entre Moscou et Washington. La victoire, le 6 mars 1983, du chancelier Kohl que, dès janvier, le président François Mitterrand est venu appuyer, celle de Margaret Thatcher en mai, un assouplissement de la position des Américains comme l’horreur soulevée par la destruction, le 31 août, d’un avion de ligne sud-coréen (KAL-007) par la chasse soviétique permettent, en dépit d’un «automne chaud» minutieusement organisé par les pacifistes, le déploiement des euromissiles sur les territoires allemand, italien et britannique.

Persistance des doutes et divisions entre alliés

Si le pire avait été évité, les principaux problèmes de l’Alliance étaient loin d’être surmontés. D’abord, le refrain lancinant du partage du fardeau recommençait bientôt à hanter les Occidentaux. La situation relative des États-Unis devait, en effet, encore se détériorer. Non seulement, en dépit des efforts entrepris (déclaration du Plaza) à partir de septembre 1985 pour l’atténuer, leur déficit commercial restait à un niveau élevé, incitant les Américains à afficher une nouvelle agressivité dans le nouveau round douanier (ouvert, à leur demande, en septembre 1986 en Uruguay) et à se heurter aux Français sur la question des subventions aux exportations agricoles qu’ils voulaient voir supprimer. Mais, à partir de 1985, pour la première fois depuis 1917, ils redevenaient débiteurs nets face à l’étranger.

Pourtant, leurs appels à un partage des tâches plus équitable ne pouvaient rencontrer qu’un écho limité, alors que le doute était loin d’être totalement dissipé sur la fiabilité de la protection qu’à terme ils seraient en mesure d’assurer comme sur l’acuité de la principale menace contre laquelle l’Alliance avait été créée. En cette époque de parité, le paradoxe de l’Alliance, dissuader une agression conventionnelle en Europe par un arsenal nucléaire, lui-même contrôlé par une puissance non européenne vulnérable à une riposte atomique, restait entier. Certes, à la fin de 1984, l’O.T.A.N. avait adopté une nouvelle doctrine, celle du «non-emploi prématuré» imaginée par son commandant en chef, le général Bernard Rogers: elle consistait essentiellement à relever le seuil nucléaire en utilisant, pour enrayer une agression du camp opposé, des armes conventionnelles «intelligentes» très sophistiquées. Mais ce changement trahissait les réticences toujours plus prononcées des Américains devant une stratégie de «recours en premier» susceptible de déclencher un holocauste généralisé. La nouvelle rhétorique antinucléaire, embrassée, à partir de 1983, par le président Reagan lui-même, allait bientôt refléter l’évolution profonde de l’opinion américaine. Annoncée en mars de cette même année, son «initiative de défense stratégique» (I.D.S.), une vision grandiose et quelque peu utopique d’un bouclier susceptible de protéger les États-Unis contre tout tir de missiles atomiques, avait instillé la crainte d’un retour des États-Unis à une vision isolationniste, du type «forteresse Amérique», chez leurs alliés atlantiques. C’est même un véritable choc qu’ils avaient éprouvé en apprenant que, lors du sommet de Reykjavik (11-12 octobre 1986), tout à son rêve de libérer l’humanité d’une guerre atomique, Reagan ne s’était pas contenté de donner son accord à la résurrection de l’«option zéro» sans les consulter; il n’avait pas exclu la possibilité d’une élimination de toutes les armes nucléaires quand son interlocuteur l’avait évoquée. Dans l’immédiat, son attachement au projet de «guerre des étoiles», que Gorbatchev voulait prohiber, avait opportunément prévenu tout accord aventureux pour la stratégie alliée. Mais l’acceptation définitive par le leader soviétique (traité de Washington, en décembre 1987) de l’«option zéro» (transformée en «option double zéro» pour tenir compte des nouvelles armes de portée intermédiaire que l’U.R.S.S. avait déployées entre-temps) allait porter à son apogée cette hantise des Européens de voir les Américains finir par acquiescer à ce qui leur avait toujours paru constituer l’«objectif numéro un» du Kremlin: la dénucléarisation du territoire européen.

La conclusion du traité sur une base dont, au départ, l’U.R.S.S. n’avait même pas voulu entendre parler était pourtant un remarquable succès pour la politique que les États-Unis avaient adoptée: «s’armer pour parlementer». Juste après, un événement décisif se produisait: succédant au terne Tchernenko, Mikhaïl Gorbatchev annonçait son intention de s’attaquer sans plus tarder aux difficultés économiques très graves dans lesquelles, de son propre aveu, son pays s’était enfoncé et de rompre, à cet effet, avec la politique extérieure excessivement coûteuse de ses prédécesseurs.

Seulement, les Américains allaient bientôt paraître pris au dépourvu par leurs succès. D’abord, en singularisant la R.F.A. sur le territoire de laquelle la plupart des armes atomiques tactiques de l’O.T.A.N. allaient se trouver désormais concentrées, l’option «double zéro» ne risquait-elle pas de la sensibiliser aux avantages de la dénucléarisation que l’U.R.S.S., depuis longtemps, prônait? Ensuite, le nouveau leader soviétique devait bientôt démontrer une aptitude remarquable à reprendre l’initiative à ses rivaux: son annonce, le 7 décembre 1988, devant les Nations unies, d’un geste unilatéral de grande portée (réduction de 500 000 hommes des forces armées et retrait de 5 000 chars du territoire européen) ne pouvait que renforcer sa popularité croissante en R.F.A. et donner un nouvel attrait à son discours sur la «maison commune» que, selon lui, l’Europe constituait.

La fin de la guerre froide: une Alliance sans objet?

En 1988-1989, le «malaise» de l’Alliance était donc, une fois de plus, à la «une» de l’actualité. Pourtant, dans les mois suivants, l’ampleur de son succès, une victoire dans la «guerre froide», aussi brutale qu’imprévue, allait la prendre au dépourvu. Au cours des années 1989-1991, en effet, tout le système impérial soviétique se désintégrait sous le coup des multiples contradictions qui l’accablaient: le 9 novembre 1989, le mur de Berlin tombait; le 3 octobre 1990, les deux États allemands s’unifiaient; et à la fin de 1991, après une tentative avortée des «durs» en août pour bloquer une évolution qui les alarmait, l’U.R.S.S. disparaissait au profit d’une Communauté d’États indépendants que la Russie de Boris Eltsine dominait, mais où nombre des républiques émancipées paraissaient jalouses de leur souveraineté. Pour l’Alliance, ces bouleversements, d’une portée si immense que les observateurs ont encore du mal à la mesurer, étaient un magnifique succès. Mais ils ne lui en vaudraient pas moins de nouvelles difficultés.

La dimension idéologique du succès n’a guère besoin d’être soulignée. L’appel lancé le 15 juin 1991, par le secrétaire d’État James Baker, en faveur d’une «Communauté euro-atlantique» fondée sur les valeurs des Lumières et s’étendant de Vancouver à Vladivostok a paru susciter l’enthousiasme chez ses anciens adversaires. Assaillie de demandes de garanties et d’adhésions qui, en l’état actuel des choses, mettraient en péril sa cohésion, l’Alliance n’a pas exclu la possibilité de les examiner dans quelques années. Mais, dès juin 1991, elle a publié une déclaration selon laquelle toute tentative «de coercition ou d’intimidation» contre l’Europe de l’Est serait considérée comme un «sujet de préoccupation directe et matérielle» pour elle, et elle a créé un Conseil de coopération nord-atlantique (fin 1991-début 1992) destiné à promouvoir une nouvelle concertation entre ses seize membres et les dix-neuf ex-républiques ou satellites de l’empire soviétique. Bref, avec le recul, l’endiguement a mieux fonctionné qu’on n’avait jamais osé l’espérer. Non seulement l’Europe occidentale a bien joué le rôle d’aimant pour l’autre moitié du Vieux Continent, mais l’unification de l’Allemagne s’est faite dans le cadre de l’O.T.A.N.!

La fin de la guerre froide a évidemment éliminé ou largement atténué certains des dangers qui, historiquement, avaient le plus inquiété les alliés: le risque d’une agression massive des troupes du pacte de Varsovie s’est définitivement évanoui avec la disparition, en juillet 1991, de celui-ci; la peur de voir une rébellion en Europe de l’Est embraser la planète n’a plus été, à partir de 1989, d’actualité; enfin, la guerre du Golfe a suggéré que, si le Moyen-Orient restait une source potentielle de danger, une coopération (non dépourvue de rivalité) entre Washington et Moscou pouvait s’y esquisser.

Du coup, l’Alliance va pouvoir percevoir des «dividendes de la paix». À la course aux armements qui, à partir de 1980, avait paru relancée, une course au désarmement s’est substituée: un accord, le plus global jamais réalisé, sur les forces conventionnelles en Europe (C.F.E.) a été conclu en novembre 1990 à Paris; signé à l’été de 1991, l’accord S.T.A.R.T. organise une future réduction des têtes détenues par l’U.R.S.S. et les États-Unis. Il a été suivi par la signature, en juin 1992, d’un nouveau projet d’une telle portée (réduction d’ici à 2003 de chacun des deux arsenaux à environ 3 500 têtes) que l’équation géostratégique mondiale devrait s’en trouver profondément transformée.

Si les retombées économiques de cette évolution risquent, dans l’immédiat, de se révéler plutôt limitées, les conséquences militaires, elles, ne doivent pas être sous-estimées. Tandis qu’elle décidait la création future d’une force de réaction rapide capable d’intervenir en quelques jours dans des régions troublées, l’Alliance a approuvé une nouvelle stratégie qui prendra pleinement effet le jour où les troupes de l’ex-U.R.S.S. auront définitivement quitté les pays d’Europe de l’Est: tandis que ses effectifs (les troupes américaines en particulier) seront largement amputés, la «défense de l’avant», désormais sans raison d’être, sera abandonnée, et les armes nucléaires seront reléguées au rang d’«armes de dernier recours» (et peut-être un jour réservées à la dissuasion d’une attaque atomique). Par ailleurs, le président Bush a pu annoncer le retrait progressif de toutes les armes nucléaires tactiques stationnées chez ses alliés (ou en mer), à la seule exception d’une partie des têtes destinées aux bombardiers. Cette mesure, il est vrai, a été aussi motivée par le souci de convaincre les ex-républiques soviétiques de renoncer aux armes équivalentes dont elles disposaient mais dont l’éparpillement, en cette ère d’instabilité, était perçu comme une redoutable source de danger. Pour l’Alliance, en effet, l’effondrement du camp opposé n’a pas tardé à engendrer de nouvelles querelles ou difficultés.

Tout d’abord, la chute de l’U.R.S.S. a créé une autre forme de menace que le président George Bush a été prompt à dénoncer: celle de l’«incertitude et de l’imprévisibilité». Sous cet aspect, les dangers se sont moins dissipés que métamorphosés, et trois d’entre eux continuent de hanter les responsables alliés: le danger résiduel de l’ex-puissance nucléaire soviétique; le risque d’une balkanisation ou, pis, d’une libanisation de pans entiers de l’empire que Moscou avait édifié, sous le coup de rivalités nationales, de querelles ethniques ou de conflits frontaliers; enfin, le péril (lui-même exacerbé par les retombées de la désintégration de l’U.R.S.S.) d’une prolifération rapide d’armes de destruction massive dans des dictatures du Tiers Monde dont l’Irak de Saddam Hussein offre une image des plus répulsives.

«Nous allons vous faire quelque chose de terrible. Vous n’allez plus avoir d’ennemi.» La boutade du politologue russe Georgi Arbatov reflète bien le deuxième danger auquel l’Occident va se trouver confronté: l’émergence d’une ère «géo-économique» où les rivalités financières et commerciales vont fatalement s’envenimer entre une Amérique de plus en plus préoccupée par ses difficultés intérieures et les Européens ou les Japonais. Quand le président Bush a évoqué, en janvier 1992, la vieille métaphore du «rideau de fer», c’était à propos de la politique agricole de ses plus proches partenaires qui, en mai 1992, ont accepté de profondément la modifier.

Pourtant, l’Uruguay Round tarde à s’achever et les affrontements risquent de s’exacerber alors que les tensions entre la primauté géostratégique des États-Unis et le déclin relatif de leur économie apparaissent à leur zénith. Sous cet aspect, le principal risque est de voir la cohésion atlantique durement secouée par le télescopage entre deux approches américaines opposées: celle d’une Administration faisant de la préservation, voire de l’expansion de l’O.T.A.N. une priorité; celle d’une opinion et d’un Congrès tentés devant l’ingratitude ou l’insuffisante coopération des Européens d’amplifier le mouvement partiel mais substantiel de retrait que, avec la fin de la guerre froide, les troupes américaines ont entamé (estimés à 220 000 au début de 1992, en lieu et place des 300 000 encore présents au début de 1990, leurs effectifs devraient tomber à 150 000, et probablement à nettement moins, en 1995). Au risque de favoriser une dialectique périlleuse pour l’unité alliée.

La France, en effet, a manifesté son hostilité à une évolution qui verrait l’O.T.A.N. étendre ses responsabilités et ainsi permettre aux Américains de jouer en Europe un rôle aussi déterminant que par le passé alors qu’ils y réduiraient brutalement leur contribution à sa sécurité. Entre la fin de 1990 et la fin de 1991, la querelle s’est ainsi cristallisée sur le rôle que l’O.T.A.N. devait assumer (face à la C.E.E. ou à la C.S.C.E.) dans les relations avec l’Est et sur le statut du «pilier européen», dont tout le monde reconnaît la nécessité. Sur le premier point, l’Alliance s’est vu concéder une indéniable primauté, mais – la crise yougoslave l’a suggéré – sa crédibilité dans ce rôle restera sans doute limitée tant qu’elle ne se sera pas dotée de moyens pour l’exercer, par exemple la création de «forces de paix» susceptibles de superviser des arbitrages que la C.S.C.E. ou l’O.N.U. auraient arrêtés. Par ailleurs, à la vision des Allemands et, plus encore, des Français, d’une U.E.O. servant de bras militaire indépendant, hors l’O.T.A.N., à l’union politique européenne projetée, s’est opposée celle des Américains et des Anglais d’une U.E.O. certes revigorée, mais «pilier européen» intégré dans une O.T.A.N. toujours prééminente en matière de sécurité. Source de quelques incidents entre les alliés, cette controverse semblait s’être quelque peu atténuée, tandis qu’au sommet de l’O.T.A.N. à Rome (novembre 1991) comme à celui des leaders européens à Maastricht (décembre 1991) des compromis non dénués d’ambiguïté s’esquissaient. Ils avaient le mérite de laisser subsister la possibilité d’une évolution à terme assez profonde pour intégrer les bouleversements que le système mondial connaît, sans précipiter une rupture radicale et prématurée avec un système atlantique qui devra sans doute être profondément modifié, mais qui s’est jusqu’ici révélé pour la paix un garant dont, faute de l’unité et des moyens suffisants, l’Europe n’est pas encore à même de prendre le relais. Mais l’accalmie a été de courte durée et la querelle s’est ravivée avec l’annonce, par l’Allemagne et la France, de la mise en place d’un Eurocorps de trente-cinq mille hommes d’ici à 1995.

Alors que, en cas de retrait américain précipité, l’aggravation de l’instabilité pourrait inciter une Allemagne désormais unifiée à se doter de tous les moyens, y compris atomiques, de défendre ses intérêts, Américains et Européens ne devraient pas oublier deux leçons du passé. Avec le recul, l’histoire européenne du XXe siècle semble, en effet, divisée presque exactement en deux moitiés: dans la première, les États-Unis ont hésité à lier leur destin à celui des vieux pays, pour se voir finalement contraints, par deux fois, de voler au secours de ceux-ci; dans la seconde, ils se sont résolument engagés dans la reconstruction, puis dans la protection de la moitié de l’Europe où survivaient les libertés, et ils ont pu y exorciser non seulement la peur de la Russie, mais aussi celle qu’inspirait l’Allemagne au lendemain du conflit. En même temps, une des clés de leur succès a été l’édification d’une Europe plus forte qui a canalisé le potentiel allemand dans une communauté apte à assumer, un jour, une part croissante du fardeau, pour eux toujours plus lourd, de la défense des Occidentaux. En cette période où l’Alliance doit affronter ce qui pourrait être pour elle un ultime défi, sa survie à la disparition de son principal ennemi, et où son principal pilier, les États-Unis, semble parfois sensible à la tentation d’un repli, ne devrait-elle pas mettre ces deux leçons à profit?

Encyclopédie Universelle. 2012.

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